Le financement des initiatives féminines de transition agroécologique au Sénégal

Modalités d’accès et conditions de durabilité

Financing Women’s Agroecological Transition Initiatives in Senegal. Modes of Access and Conditions for Sustainability

La financiación de las iniciativas femeninas de transición agroecológica en Senegal. Modalidades de acceso y condiciones de sostenibilidad

Marie Thérèse Daba Sene et Sadio Ba Gning

Résumés

En dépit d’un discours dominant qui tend à promouvoir les systèmes de production agricole durables, le financement de l’agroécologie est porté par les ONG. Cependant, celui-ci questionne la capacité des organisations féminines à rendre durables leurs initiatives de transition agroécologique et à y jouer un rôle clé. À partir d’une étude empirique basée sur une recherche qualitative auprès de cent femmes de groupements féminins au Sénégal, ce travail examine le rôle du financement dans la durabilité du maraîchage biologique et de la riziculture. Les résultats montrent que les dispositifs d’appui technique et financier des ONG entraînent des stratégies totalisantes de recherche additionnelle de financement qui n’ont pas d’incidence directe sur la durabilité de ces initiatives féminines.

Plan

Introduction

1. Agroécologie et politiques agricoles

1.1. Un financement agricole basé sur des logiques productives

1.2. Inégalités de genre et contraintes d’accès au crédit agricole des exploitations familiales

2. ONG et financement de l’agroécologie au Sénégal 

2.1. L’accompagnement des organisations féminines

2.2. Financer des initiatives féminines en matière d’agroécologie

3. Quelle durabilité des initiatives féminines en matière d’agroécologie ?

3.1. Stratégies féminines d’accès au financement : entre logiques de survie et d’autonomisation

3.2. L’autonomisation des initiatives féminines d’agroécologie sous contrainte

Conclusion

Introduction

1Ces dernières années, l’agroécologie a été de plus en plus incluse dans les discours politiques en Afrique (Bendjebbar & Fouilleux, 2022 ; Bottazzi & Boillat, 2021 ; Giraldo & Rosset, 2023 ; Tapsoba et al., 2020), généralement sous l’impulsion d’institutions internationales, d’organisations non gouvernementales et d’associations de producteurs. Elle est reprise par les bailleurs de fonds lorsque l’avenir de l’agriculture est discuté, notamment dans les pays du Sud (Blair et al., 2021 ; Dawson et al., 2016 ; Leménager & Ehrenstein, 2016). La question de l’institutionnalisation de l’agroécologie ainsi que « sa mise à l’échelle » prennent de l’ampleur dans les débats sur les transformations agricoles en Afrique de l’Ouest (IPES-Food 2018). Mais les soutiens politiques et financiers restent encore faibles (DeLonge et al., 2016 ; Gliessman, 2020 ; IPES-Food, 2020). En 2019, l’investissement public dans les approches agroécologiques était estimé à 1,5 % des budgets totaux consacrés à l’aide au développement et à l’agriculture (HLPE, 2019). Ce qui amène à requestionner les processus de financement et les modalités de mise en œuvre de l’agroécologie en contexte de libéralisation financière (CIDSE, 2020 ; IPES-Food, 2020).

  • 1 Le plan Sénégal émergent vert (PSE vert) est le nouveau cadre de référence des politiques publiqu (…)

2Au Sénégal, l’émergence d’un discours politique dominant sur la transformation des systèmes de production agricole ne s’est pas traduite dans les politiques d’investissement agricole actuelles (Milhorance et al., 2022) malgré des programmes et initiatives favorables à la transition agroécologique (PSE Vert1). Les politiques agricoles sont toujours confinées dans un paradigme productiviste axé principalement sur le développement des marchés alimentaires conventionnels et internationaux, faisant valoir avant tout les principes de sécurité alimentaire et de modernisation agricole (Bottazzi et al., 2023). Si ces politiques s’avèrent efficaces sur l’utilisation des intrants, elles font l’objet de critiques sur plusieurs aspects (ciblage, suivi, coûts élevés, qualité, approvisionnement, etc.) selon l’Initiative prospective agricole et rurale (IPAR, 2015a ; 2015b). Les grands exploitants profitent généralement plus de ces subventions que les petites exploitations familiales, pourtant plus nombreuses (Ricome et al., 2020).

  • 2 Des réseaux qui permettent aux associations féminines de combiner différentes sources de financem (…)

3Du côté des organisations paysannes, les pratiques de transition agroécologique sont souvent imposées (réglementations, subventions, marketing). Face aux aléas naturels et climatiques, ces producteurs ne disposent pas toujours des moyens économiques et financiers requis pour investir dans la transition écologique (Cochet et al., 2019). Dans ce contexte, la transition des organisations de producteurs n’est pas aisée. Il manque aux petites exploitations des garanties nécessaires et adaptées aux critères imposés par les institutions financières pour accéder aux services financiers (crédit, épargne, assurances, etc.) (Ribier & Gabas, 2016). Ce qui explique que les femmes productrices se mobilisent dans le cadre de leurs groupements féminins politisés pour accéder aux programmes de financement portés par les agences nationales de l’État (Sall, 2013). Bien plus, elles s’engagent dans des logiques de réseaux totalisantes2 (Gning, 2022). Ainsi, elles peuvent s’orienter vers des financements solidaires promus par les institutions de microfinance et de développement.

4Sous l’impulsion des institutions internationales et des organisations non gouvernementales (ONG) qui financent l’agroécologie (Alpha et al., 2022 ; Bottazzi et al., 2020 ; Touré & Sylla, 2019), les groupements féminins s’orientent vers les initiatives agroécologiques. Cette dynamique s’est traduite par leur implication croissante dans le maraîchage agroécologique (Ba, 2021 ; Diop & Saroumi, 2019 ; Sognane, 2018). Toutefois, la plupart de ces projets sont encore au stade expérimental et dépendent fortement d’un soutien technique et financier de partenaires extérieurs (Bottazzi et al., 2020). Ils demeurent confinés aux zones d’interventions spécifiques des ONG, limités par la durée des projets (3 ans, voire moins) (Bottazzi et al., 2023).

5Les groupements féminins soutenus par ces ONG voient donc leurs possibilités de s’inscrire dans une transition agroécologique réduites. Les banques perçoivent souvent leurs activités comme plus risquées, en partie à cause de la taille de leurs exploitations ou de la nature de leurs opérations (Diop et al., 2022). Ce qui restreint leurs opportunités d’accès au crédit agricole. De plus, les femmes sont confrontées au manque de compétences en gestion et d’éducation financière, ce qui rend difficile leur interaction avec les institutions financières (Njobe & Kaaria, 2015). En conséquence, leurs possibilités de financer leurs initiatives agroécologiques s’en trouvent à nouveau réduites.

6D’après le rapport de Horus Developement Finance (CEDEAO, 2023) sur les mécanismes de financement de la transition agroécologique (TAE) dans les pays de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), les ressources financières mises à disposition des acteurs de la TAE, tout comme les accompagnements sont efficaces lorsqu’ils s’inscrivent dans la durée. La transition agroécologique requiert un allongement de la durée des ressources mobilisées, qu’elles viennent financer, de l’accompagnement technique, du crédit ou des prises de participation. La combinaison des ressources financières encourage la mobilisation de fonds privés et assure la pérennité des initiatives agroécologiques mises en place. Dès lors, face à la faiblesse des politiques agricoles en matière de soutien technique et financier et à la durée limitée du financement des ONG, cet article questionne la capacité des organisations féminines à pérenniser leurs initiatives de transition agroécologique. L’étude a été menée dans trois régions du Sénégal : au nord à Saint-Louis, plus précisément dans la commune de Ross Béthio ; au centre dans la région de Fatick, notamment dans la commune de Diarrère et l’arrondissement de Toubacouta (qui compte cinq communes : Toubacouta, Nioro Alassane Tall, Keur Samba Gueye, Keur Saloum Diané et Karang Poste) ; et au sud, dans la région de Ziguinchor, spécifiquement dans le département de Ziguinchor (communes de Enampore, Niaguis, Nyassia et Ziguinchor).

Carte 1 : Localisation des zones de l’étude

Agrandir Original (png, 258k)

Source : Marie-Thérèse Daba Sene & Fabrice B. Allechy, 2023. http://download.geofabrik.de/​africa.html

  • 3 Thèse de doctorat de sociologie intitulée La place des femmes dans le maraîchage agro-écologique (…)
  • 4 Le projet de recherche « Femmes, réseaux sociaux/religieux et entrepreneuriat au Sénégal » financ (…)
  • 5 L’entretien biographique vise à recueillir le point de vue des acteurs et actrices sur leurs envi (…)

7La méthodologie s’appuie sur les données qualitatives d’une recherche doctorale3 et de l’enquête FRES4. L’analyse porte sur cent entretiens biographiques5 de femmes, des localités enquêtées (carte 1), qui évoluent dans des groupements en milieu rural et semi-urbain. La taille moyenne des groupements est de trente-cinq femmes. Les groupements ont été sélectionnés sur la base de deux critères : le type d’activité (maraîchage agroécologique, rizi-culture et agroalimentaire) et le type de financement reçu (intrants agricoles, aménagement de périmètres maraîchers, unité de transformation). Des entretiens semi-directifs ont été aussi réalisés avec les responsables de l’ONG Caritas et des agents d’institutions de microfinance de la région de Fatick.

  • 6 Le wolof est la langue nationale et la plus parlée au Sénégal. La région de Fatick est caractéris (…)

8Les femmes enquêtées affichent divers profils. Elles ont entre 25 et 75 ans. Sur le plan matrimonial, 74 d’entre elles sont mariées, dont 52 en union polygamique. Il y a 23 veuves, notamment parmi les femmes de 60 ans et plus, et 3 sont divorcées. La majorité a un niveau d’éducation faible : seulement 25 ont atteint le niveau secondaire, 32 le niveau primaire, et 43 ont suivi un cycle d’enseignement non formel (école coranique et/ou alphabétisation). Le nombre d’enfants varie de 4 à 6. Sur les 100 femmes enquêtées, 36 sont des présidentes de groupement, 15 des secrétaires, 11 des trésorières, 3 des adjointes trésorière, 3 des relais, 3 commissaires aux comptes et 22 femmes sont membres (sans poste de responsabilité). Les femmes interviewées sont des maraîchères (52 %), des transformatrices de fruits locaux (12 %), des avicultrices (16 %) et des productrices de riz (20 %). Les entretiens biographiques ont été réalisés en wolof6 et en sérère et transcrits en français. Les données collectées ont été triangulées pour une compréhension holistique du sujet étudié tout en évitant une interprétation trop étroite (Olivier de Sardan, 1995).

9Les résultats sont présentés selon un plan en trois parties. Dans la première, nous mettons en lumière la place de l’agroécologie dans l’orientation des politiques agricoles. Dans la deuxième, nous analysons le rôle des ONG dans le financement et la promotion de l’agroécologie et dans la troisième, nous abordons les défis liés à la pérennisation des initiatives agroécologiques féminines sur nos terrains d’étude.

1. Agroécologie et politiques agricoles

10Les politiques d’investissement agricole au Sénégal restent ancrées dans des logiques productivistes et conventionnelles qui entraînent un faible accès au crédit agricole pour les petites exploitations familiales, en particulier pour les femmes. Cela en dépit d’un discours dominant sur la promotion de l’émergence de systèmes de production agricole alternative.

1.1. Un financement agricole basé sur des logiques productives

11Depuis l’époque coloniale, les politiques agricoles du Sénégal ont oscillé entre intervention étatique et libéralisation économique (Dahou, 2008). Après l’indépendance et jusqu’aux années 1980, l’État, avec le soutien des institutions internationales, a privilégié une approche agricole productiviste basée sur la subvention d’intrants agricoles pour assurer la sécurité alimentaire (Daffé & Diagne, 2009).

  • 7 L’Oncad, créé dans les années 1960, avait pour fonction de renforcer l’organisation des filières (…)
  • 8 L’État subventionne le crédit agricole via la Caisse nationale de crédit agricole du Sénégal (CNC (…)

12La nouvelle politique agricole (NPA) de 1984 a conduit à un retrait de l’État du secteur, entraînant une suppression des subventions avec des réformes qui ont occasionné des changements majeurs, tels que la dissolution de l’Office national de coopération et d’assistance pour le développement (Oncad7) (Casswell & Buijtenhuijs, 1984 ; Sene, 2007). Cette politique a été critiquée pour avoir privilégié les grandes exploitations agricoles au détriment des petits agriculteurs (Oya & Ba, 2013). Des transformations majeures sont observées à cette période : la restructuration des coopératives en 1983 avec la mise en place des sections villageoises et des groupements d’intérêt économique (GIE) (Diagne, 2013) et la création de la Caisse nationale de crédit agricole du Sénégal (CNCAS8) en 1984.

13Si les années 1990 ont été marquées par une prise de conscience mondiale des enjeux environnementaux, concrétisée par la ratification de traités internationaux (IPES-Food 2020), l’augmentation des prix des denrées alimentaires sur le marché international des années 2000 a entraîné une réduction de 30 % des importations. Cette situation a incité l’État du Sénégal à s’orienter vers une politique d’agriculture productiviste en 2000 (Fall et al., 2020). La période 2000-2012 est marquée par deux dispositifs principaux : 1) la loi d’orientation agro-sylvo-pastorale (2004), qui établit le cadre juridique pour le développement agricole durable, la réduction de la pauvreté rurale, et le renforcement de la sécurité alimentaire et 2) la grande offensive agricole pour la nourriture et l’abondance (GOANA) en 2008. Toutefois, la mise en place de programmes favorisant l’industrialisation et l’attractivité d’investisseurs étrangers a entraîné des accaparements massifs de terres par ces derniers, générant des conflits fonciers, en particulier dans la vallée du fleuve Sénégal (Bourgoin et al., 2020 ; Koopman, 2012 ; Oya & Ba, 2013). Ce n’est qu’en 2010 que la notion de durabilité a commencé à influencer le discours politique (Dahou, 2008) mais les politiques agricoles sont restées fortement axées sur l’intensification agricole.

14En 2012, le gouvernement a repris les principales directives des politiques de la décennie précédente à travers le plan Sénégal émergent (PSE) et sa composante agricole, le programme d’accélération de la cadence de l’agriculture sénégalaise (PRACAS). L’objectif de ce plan est d’augmenter la productivité agricole grâce à des investissements tant privés qu’internationaux et la modernisation du secteur agricole. Le budget total alloué au secteur agricole, au sens large, a augmenté, passant de 136 milliards de francs CFA (environ 206,72 millions d’euros) en 2010 à 264 milliards de francs CFA (401,28 millions d’euros) en 2014, avec une part consacrée à l’agriculture elle-même s’élevant respectivement à 63 % et 79 % pour les années en question (MAER/RCSA, 2015).

15C’est en 2015 que l’État sénégalais a adopté plusieurs programmes en faveur du développement durable, tels que la stratégie nationale de développement durable (SNDD). En 2018, l’agroécologie a pris de l’ampleur au Sénégal avec les initiatives du programme régional d’agroécologie de la CEDEAO, ainsi que la désignation du Sénégal comme pays pilote pour la transition agroécologique par la Food and Agriculture Organization (FAO). Depuis une décennie, un réseau d’acteurs de la société civile, principalement constitué d’ONG et d’organisations paysannes (OP), travaille à favoriser cette transition, en mettant un accent particulier sur les petites exploitations familiales (Touré & Sylla, 2019). Diverses initiatives agroécologiques ont émergé, de la gestion durable des ressources à l’intensification écologique en incluant la formation et la valorisation des produits. Ces initiatives résultent d’une collaboration entre acteurs locaux, institutions nationales et agences internationales (Bottazzi et al., 2020 ; Debray, 2015 ; Dugué et al., 2016). Toutefois, des disparités géographiques demeurent dans les interventions de ces différents acteurs (Touré & Sylla, 2019). La dynamique pour une transition agroécologique au Sénégal (DYTAES) rassemble plus de cinquante organisations et vise à influencer les politiques agroécologiques nationales. Cependant, sa portée pour une institutionnalisation de l’agroécologique reste encore limitée (Bottazzi & Boillat, 2021).

16De fait, les politiques restent majoritairement ancrées dans une logique productiviste, privilégiant des techniques conventionnelles pour augmenter la production agricole. Malgré des initiatives comme le plan Sénégal émergent vert (PSE-Vert), une dichotomie persiste entre les ministères de l’Environnement et de l’Agriculture. Des décisions, comme la loi sur la biosécurité de 2022 autorisant les OGM, illustrent cette divergence (Milhorance et al., 2022). En dépit d’un soutien international et local, l’agroécologie n’est pas pleinement institutionnalisée au Sénégal. Le terme « agroécologie » apparaît réellement dans les documents politiques agricoles du Sénégal lors de l’élaboration du Programme National d’Investissement Agricole pour la Sécurité Alimentaire et la Nutrition en 2018 (PNIASAN) (DAPSA et al., 2018) comme un des axes de l’objectif spécifique n2 de ce document. Toutefois, parmi les actions prévues par le Gouvernement du Sénégal pour cet objectif aucune n’est orientée spécifiquement sur l’agroécologie (Bottazzi et al., 2023). Ce n’est qu’en 2021 que le ministère de l’Agriculture et de l’Équipement rural (MAER) a consacré 10 % du budget alloué à la subvention d’engrais aux fertilisants organiques.

17Au sein du ministère de l’Agriculture et de l’Équipement rural, c’est la Direction de la protection des végétaux qui est chargée de coordonner les actions de promotion de l’agroécologie. Mais le financement d’une partie importante des actions des ministères publics, notamment dans le domaine de l’agroécologie, se matérialise par la mise en œuvre de projets de développement. Ces initiatives sont dispersées et mises en œuvre par les ONG, les organisations internationales et les services de l’État. Dans ce contexte, les données de financement de la transition agroécologique ne sont pas accessibles et aucune mention spécifique pour l’agroécologie n’apparaît dans les plans budgétaires sectoriels (Milhorance et al., 2022). Ce n’est qu’en janvier 2023, suite au sommet de Dakar « Nourrir l’Afrique : souveraineté alimentaire et résilience », que les concepts de transition agroécologique et de système alimentaire ont été formellement introduits dans le document Souveraineté alimentaire et résilience Compact (African Development Bank, 2023).

Tableau 1 : Évolution des politiques agricoles au Sénégal et émergence tardive de l’agroécologie

1.2. Inégalités de genre et contraintes d’accès au crédit agricole des exploitations familiales

18L’agriculture sénégalaise contribue à hauteur de 16 % du PIB (World Bank, 2020), mais reste confrontée à des défis majeurs (sévères sécheresses, baisse de fertilité des sols, insécurité alimentaire, etc.), le tout exacerbé par le changement climatique (Faye et al., 2019 ; Gaye et al., 2015) et des politiques néolibérales (Diop, 2016). Elle est dominée par de petites exploitations familiales (majoritairement dirigées par des hommes, 83,6 % contre 16,4 % de femmes), qui occupent environ 95 % des terres agricoles (Hathie et al., 2015). Les femmes ont un contrôle souvent limité sur la terre bien qu’elles soient très investies dans l’agriculture (Sarr & Thill, 2006). Elles constituent près de 70 % de la main-d’œuvre et assurent 80 % de la production vivrière au niveau national (FIDA, 2019). Cependant, elles exploitent en moyenne une superficie de 0,4 ha contre 1,3 ha chez les hommes (AICCRA, 2022).

19Les femmes doivent surmonter des barrières d’ordre socio-culturel (Diop et al., 2018 ; Ndiaye, 2013) pour accéder à la terre et au capital. Leurs investissements se limitent souvent à la production vivrière du ménage ou à des activités de niche (IPAR, 2019) et les normes patriarcales traditionnelles les empêchent d’accéder aux services fonciers comme aux services financiers formels (Guérin, 2008). Elles ont recours à des alternatives comme la location ou le métayage qui entraînent des coûts sur leur productivité (Mané & Ndiaye, 2017), ce qui les place souvent dans des positions de vulnérabilité amplifiées par leurs responsabilités domestiques (Diop et al., 2018). Du fait de leurs exploitations au potentiel de croissance limité, elles peinent à fournir les garanties nécessaires et adaptées aux exigences des services financiers (Diop et al., 2022). L’octroi de crédits agricoles étant parfois subordonné à la propriété d’une superficie de terre exploitable, les femmes ont moins de chances d’y prétendre que les hommes (FAO, 2016). Elles reçoivent en moyenne moins de 10 % des crédits destinés aux exploitants et seulement 10 % du total du crédit agricole (Simen & Diouf, 2014). En raison d’un accès limité au crédit, elles ne disposent que de peu d’opportunités pour s’investir dans les systèmes de production.

20Outre les inégalités de genre, le financement des exploitations familiales demeure un défi de taille, tant en termes de disponibilité que d’accessibilité et de qualité (Roppa, 2018). Les ressources disponibles sont souvent restreintes et tendent à favoriser les crédits à court terme, peu adaptés aux contraintes systémiques des agricultures familiales (Wampfler, 2016). Les conditions d’accès au crédit reflètent fréquemment le décalage entre les besoins réels des producteurs et les offres de financement disponibles. Les montants alloués sont généralement insuffisants, les durées des prêts ne correspondent pas toujours au calendrier agricole ni à la nature spécifique de l’activité, et les taux d’intérêt s’avèrent souvent trop élevés par rapport à la rentabilité des activités agricoles (Lapenu & Wampfler, 2002). En conséquence, les petites exploitations familiales rencontrent d’importantes difficultés pour accéder au crédit (Wampfler, 2016). De surcroît, nombre d’agriculteurs sont dépourvus de garanties tangibles pour sécuriser leurs prêts. Les coûts supplémentaires, engendrés par les longues distances – comme les frais de transport ou la collecte d’informations – rendent l’obtention de financements encore plus ardue et onéreuse (Inter-réseaux, 2016).

21Face à ces contraintes, la question est donc de savoir comment les petit·es producteur·rices, notamment les femmes, parviennent à engager la transition vers des systèmes agricoles plus durables. D’autant plus que la transition agroécologique implique un investissement financier dont la rentabilité est différée dans le temps (DYTAES, 2020).

2. ONG et financement de l’agroécologie au Sénégal 

  • 9 Voir Sene & Gning, 2019 pour plus de détails.

22Les ONG représentent des acteurs clés de la transition agroécologique au Sénégal. Depuis les années 1980, les premières initiatives de formation des maraîchers en écologie ont été initiées par l’ONG Enda Pronat (Touré & Sylla, 2019). À partir de l’exemple de la Caritas, ce rôle des ONG dans la transition agroécologique peut être précisé. Caritas intervient dans la région de Fatick depuis 1981, suite aux sécheresses des années 19709. De 2013 à 2022, l’ONG a mis en place dans l’arrondissement de Toubacouta un projet axé sur la résilience et la sécurité alimentaire avec un volet création de périmètres maraîchers féminins englobant trente-trois périmètres maraîchers pour un effectif de 2030 femmes. Dans la commune de Diarrère, elle encadre vingt-six groupements féminins (346 femmes) dans un projet de « résilience et de promotion de l’agroécologie » (2023-2025) dans trois domaines : le maraîchage agroécologique, la riziculture et le reboisement. Dans la commune de Ross Béthio (Saint-Louis), Caritas appuie quinze groupements féminins (450 femmes) engagés dans la riziculture, en facilitant leur accès aux intrants agricoles (semences, matériel post-récolte). Dans la commune de Ziguinchor, l’ONG accompagne vingt associations féminines (150 femmes) spécialisées dans la production et la transformation des fruits locaux (mangues, agrumes, etc.).

2.1. L’accompagnement des organisations féminines

23Pour atteindre ses objectifs de sécurité alimentaire dans la région de Fatick, Caritas finance la mise en œuvre de périmètres maraîchers. L’objectif est de promouvoir une production destinée à l’autoconsommation familiale et une commercialisation du surplus pour des revenus complémentaires aux ménages. Après une première étude, les bénéficiaires sont sélectionnés sur la base des critères suivants : appartenir à un groupement formalisé, disposer d’une parcelle commune et s’acquitter d’un apport de 250 000 francs CFA (382,31 €). Pour rassembler cette somme, les femmes ont recours à des méthodes communautaires, comme les caisses de solidarité ou des cotisations qui varient de 2 500 francs CFA (3,81 €) à 15 000 francs CFA (22,88 €) selon le nombre de femmes souhaitant intégrer le périmètre maraîcher. La première intervention de l’ONG consiste à appuyer le groupement féminin tout au long du processus de négociation foncière auprès des autorités villageoises, jusqu’à délibération de la parcelle au nom du groupement par le conseil municipal.

Pour débuter le maraîchage, il faut une parcelle accessible et sécurisée pour les investissements. Avec notre soutien, les femmes obtiennent plus facilement un terrain, car le financement est disponible. Aussi la capacité de valorisation d’une parcelle est un critère d’attribution au niveau communal. (Entretien semi-directif avec le directeur de Caritas Dakar, 27/12/2022)

24Caritas s’assure que les propriétaires qui mettent à disposition leurs terres sont conscients des implications de leur choix et afin d’encourager ce genre de dynamique, les épouses des donateurs sont privilégiées dans le choix des parcelles une fois le périmètre maraîcher mis en place. Une fois l’accord trouvé, un acte de cession est signé, reconnaissant la cession de la parcelle au nom du groupement à des fins agricoles. Cette cession donne la possibilité aux femmes d’entamer une demande d’affectation au niveau du conseil municipal avec le soutien du Centre d’appui au développement local (CADL), chargé de l’élaboration des plans de situation de chaque parcelle. Dans le bassin arachidier, une demande d’affectation coûte à l’exploitation demandeuse au moins 25 000 francs CFA (38,09 €) (Villemin et al., 2022). Les frais de dossiers sont pris en charge par le projet. Les superficies octroyées aux femmes varient de 0,5 à 2 hectares maximum et ces dernières détiennent un droit d’usage sur ces terres.

25L’ONG finance l’aménagement des périmètres (bacs à jardins interconnectés, réseau d’irrigation, mini-forages équipés de pompe solaire, parcellisation, etc.) et des kits maraîchers (semences, petit matériel de production, biofertilisants et biopesticides). Toute la matière de base pour la fumure de fond et d’entretien est à la charge des femmes. L’aménagement d’un périmètre maraîcher d’un hectare revient en moyenne à 5000 €. Le mode d’exploitation est individuel (parcelle de 80 à 100 m2) ou collectif (une partie de la production est partagée entre les membres et une autre commercialisée au niveau des marchés locaux) selon les groupements. Le travail est organisé de manière à permettre aux femmes de concilier leurs tâches domestiques avec l’entretien des parcelles. Le périmètre est accessible de 6 h du matin à 18 h.

26Caritas fournit un encadrement technique régulier en début de chaque campagne pour la production des légumes (tomates, pomme de terre, oignons, etc.). Les productions n’ont pas de certification biologique, mais l’usage de pesticides est prohibé dans le cadre du projet. Elle finance des formations pratiques sur la fabrication de biopesticides « maison », complétées par des activités de suivi et d’accompagnement de proximité de la part des techniciens et encadreurs endogènes de l’ONG et des visites d’échanges entre les groupements. Chaque femme contrôle sa production et gère les revenus qui en résultent. Ces revenus sont, pour la plupart, réinvestis dans les besoins du ménage. D’ailleurs, les femmes sont souvent les premières à valoriser leurs contributions à l’économie familiale.

Nos légumes, surtout dans notre zone où certains villages ne sont pas encore électrifiés, les légumes se conservent bien. L’oignon par exemple, il reste intact pendant longtemps. La tomate, c’est une autre histoire : il faut s’en débarrasser rapidement même si tu dois vendre au plus bas prix. Cette année, ma récolte m’a offert 6 sacs d’oignon de 25 kg chacun. J’en ai consommé deux, et j’ai attendu le bon moment pour vendre le reste. Alors que le kilo se vendait à 400 francs CFA (0,61 €), j’ai pu en obtenir 700 francs CFA (1,07 €). J’ai eu 250 000 francs CFA (380,81 €) à la fin de la campagne de 4 mois. (Entretien biographique avec une maraîchère, secrétaire du village Pakala, arrondissement de Toubacouta, le 23/09/2022)

27L’ONG s’assure du bon fonctionnement organisationnel des groupements (règlement intérieur, entretien et amortissement des équipements). Un système d’amortissement est établi en fonction du coût de certains équipements, comme le grillage, les arrosoirs ou la pompe solaire. Le montant total à amortir est réparti entre les femmes du groupement. Chaque périmètre dispose d’un compte de fonctionnement pour couvrir diverses dépenses (maintenance des équipements, factures d’eau, etc.).

28Dans la commune de Ziguinchor, Caritas fournit un accompagnement technique (formations et suivi) dans la production et la transformation des fruits locaux (confitures de mangue, sirops, marmelades, etc.). Dans la commune de Ross Béthio, l’appui de l’ONG se limite à la subvention des intrants agricoles (semences, matériel post-récolte), étant donné que l’encadrement technique des groupements et l’aménagement des rizières sont assurés par la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du delta du fleuve Sénégal (SAED).

2.2. Financer des initiatives féminines en matière d’agroécologie

29L’appui technique et financier de l’ONG Caritas permet aux femmes de la région de Fatick de surmonter les contraintes de genre liées à l’accès au foncier, au coût de l’investissement pour l’aménagement des périmètres et à l’achat des semences afin de pouvoir démarrer le maraîchage agroécologique. Pour faciliter l’achat de semences hybrides et de biofertilisants, l’ONG a promu la fédération des différents périmètres maraîchers de l’arrondissement de Toubacouta sous une entité collective, le Comité de pilotage des groupements maraîchers (Copima). À la fin de chaque année, chaque membre des trente-trois groupements adhérents verse une cotisation de 5 000 francs CFA (7,62 €). De cette somme, 2 500 francs CFA (3,81 €) sont alloués à l’achat de semences auprès de Tropicasem, qui sont ensuite redistribuées équitablement aux différents bureaux des groupements. La somme qui reste est gardée comme réserve au Crédit mutuel du Sénégal (CMS).

30En 2017, l’ONG a financé dans la région de Fatick la création de deux unités de transformation pour valoriser l’excédent de la production de tomates et permettre aux femmes de s’investir dans l’agro-transformation (transformation des céréales locales, des fruits et légumes biologiques).

Nous avons une abondance de tomates provenant de trente zones. Imagine 30 groupements de femmes dans la zone qui produisent en même temps de la tomate ! C’est la raison pour laquelle l’ONG a financé la construction de l’unité de transformation. Nous produisons du ketchup et de la purée de tomates, mais ces produits sont principalement vendus localement. Le code FRA nous manque toujours. (Entretien avec une transformatrice à Batamar, le 28/10/2020)

  • 10 L’autorisation de fabrication et de mise en vente communément appelée code FRA n’est délivrée que (…)

31Le code FRA10 permet la fabrication, la transformation et le conditionnement en vue de la vente de tous les produits destinés à l’alimentation humaine ou animale au Sénégal. Cette autorisation relève du ministère du Commerce. L’obtention du code FRA est une étape cruciale pour les femmes qui souhaitent valoriser leurs produits et accéder à des marchés plus exigeants en termes de normes sanitaires et de qualité. Cependant, ce processus s’avère complexe et coûteux et requiert des démarches administratives des services de l’État. À ce jour, seuls les groupements féminins de la commune de Ziguinchor ont réussi à obtenir le code FRA pour commercialiser leurs produits au niveau national.

  • 11 Voir Evans, 2012 pour plus de détails.

32Dans la commune de Diarrère (Fatick), en complément du maraîchage agroécologique, l’ONG Caritas finance les activités rizicoles et de reboisement. Elle prend en charge les coûts des opérations de labour des rizières (bas-fonds) et assure la disposition de semences certifiées (comme la variété Sahel 108 en partenariat avec l’Agence nationale de conseil agricole et rural (Ancar). Ces rizières mobilisent tous les groupements féminins qu’elle encadre. Dans la commune, les femmes détiennent les droits d’usage des rizières qui suivent une lignée matrilinéaire11. La production (avec un rendement de 1 500 à 2 500 kg/ha pour 52 hectares emblavés en 2022) est destinée à l’autoconsommation et, à la fin de la campagne, un apport de 25 % de la production est demandé à chaque groupement en guise de contribution aux actions sociales de l’ONG.

  • 12 La litière (paille, coques d’arachide) est utilisée pour le compostage et la fabrication du fumie (…)

33Toutefois, ce type de financement promu par les ONG ne comporte pas les mêmes enjeux pour les groupements féminins qui évoluent dans des contextes de vulnérabilité écologique. Confrontées à la salinisation des sols, à des problèmes d’accès à l’eau, les femmes sont amenées à abandonner le maraîchage agroécologique pour d’autres activités d’aviculture et d’embouche ovine. Dès lors, les activités prioritairement ciblées par le financement concernent l’achat de petits ruminants pour l’embouche ainsi que l’aviculture. Caritas a fourni à vingt femmes de quatre villages de la commune de Diarrère, qui ont dû abandonner le maraîchage en raison de la salinisation des sols, des kits d’élevage (un coq de race de souche pure, dix poulettes pondeuses en âge de ponte, un appui initial de 50 kg d’aliment pondeuse). Elles bénéficient d’une formation et commercialisent également la litière12 auprès des groupements des villages voisins qui pratiquent encore le maraîchage.

3. Quelle durabilité des initiatives féminines en matière d’agroécologie ?

34L’un des principaux défis du financement du maraîchage agroécologique par les ONG est d’assurer l’autonomisation des femmes et de leurs activités à la fin du projet. Ces projets ont généralement une durée limitée dans le temps (3 ans en moyenne) et sont financés à plus de 80 % par des partenaires au développement. Dans le cas étudié, la solution envisagée par l’ONG Caritas a consisté à fédérer les périmètres maraîchers de l’arrondissement de Toubacouta au sein d’une organisation faitière (Copima), chargée de la coordination de l’achat d’intrants agricoles et de l’accompagnement après projet pour certains périmètres lorsque les revenus des membres ne sont pas suffisants pour couvrir les coûts de fonctionnement. Depuis 2016, le Copima gère l’achat des semences. En 2022, les achats de semences maraîchères effectués par le Copima ont totalisé 3 937 750 francs CFA (environ 6 000,39 €). Quant aux frais de fonctionnement, ils sont gérés par le bureau de chaque groupement qui dispose d’un compte auprès d’une institution de microfinance. Ce compte est régulièrement alimenté par les cotisations (2 500 à 5 000 francs CFA) des membres à la fin de chaque campagne.

35Toutefois, ce résultat ne peut être généralisé à tous les groupements féminins de la région de Fatick. Sur les trente-trois groupements de l’arrondissement de Toubacouta, cinq ont abandonné leurs périmètres maraîchers à la fin de l’intervention de Caritas dans la zone en 2022. Si le financement de l’ONG facilite le démarrage du maraîchage agroécologique, il ne garantit pas la pérennisation de l’activité. D’abord, le mode d’accès à la terre ne favorise pas une exploitation à plus grande échelle puisque les femmes sont obligées de se partager de petites surfaces qui réduisent leurs capacités de production. Par exemple, pour un groupement de 52 femmes qui reçoit 0,5 ha, chacune ne peut exploiter plus de 100 m2, sachant qu’une partie de la production est destinée à la consommation des ménages. En outre, les revenus générés par la commercialisation des produits maraîchers sont trop faibles pour engager les organisations féminines dans des dépenses d’investissement à plus grande échelle qui leur permettraient de consolider leurs activités (construction de puits, système d’irrigation, etc.) et ce, indépendamment de leur mode d’exploitation. Les revenus annuels des femmes qui ont adopté un mode d’exploitation individuelle varient entre 100 000 francs CFA (environ 152,45 €) et 250 000 francs CFA (304,90 €) à l’issue de chaque campagne horticole. En moyenne elles réalisent deux à trois campagnes de quatre mois dans l’année. Pour celles qui ont opté pour un mode d’exploitation collectif, une partie des revenus est répartie équitablement entre les membres, tandis que l’autre partie sert à couvrir les frais de fonctionnement des périmètres maraîchers. Le tableau 2 présente les revenus générés par deux groupements féminins qui ont adopté ce mode d’exploitation collectif.

Tableau 2 : Valeur économique de la production maraîchère 2022-2023 de deux périmètres de la région de Fatick

Les femmes sont obligées de diversifier leurs activités (commerce, petit élevage) pour générer plus de revenus. Par exemple, Astou, présidente d’un groupement dans la commune de Diarrère s’est tournée vers une institution de microfinance pour solliciter un crédit en vue de mettre en place un commerce de boissons.

Les gains du maraîchage sont limités, car nous opérons sous un modèle collectif. Après 4 à 6 mois d’effort, on peine à accumuler 100 000 francs CFA (152,45 €). J’ai sollicité un crédit auprès d’une institution de microfinance, une décision que je reconsidère maintenant. Un évènement inattendu m’a contraint à réaffecter ces fonds. Me voilà endettée de 110 000 francs CFA envers eux, sans compter les frais d’adhésion initiaux. (Entretien biographique avec une maraîchère, du village de Ndang, commune de Diarrère, le 04/05/2022)

37Les institutions de microfinance (IMF) de la commune délivrent des crédits à des groupes de cautions solidaires composés de cinq femmes. Ainsi, en cas de défaillance de remboursement d’un des membres, les autres sont solidairement responsables pour rembourser le crédit et son intérêt. L’accès au crédit dépend de trois critères : la solvabilité (confiance, histoire de crédit, entregent). Selon les agents des IMF de la commune de Diarrère, les groupements féminins des périmètres maraîchers ne peuvent prétendre à des montants importants en raison de la faible rentabilité économique de leurs activités. Dans la commune, les femmes ne pratiquent le maraîchage, qui est une de leurs principales activités, que six mois par an en raison de contraintes d’accès à l’eau productive. Cette durée restreinte de la mise en culture diminue la rentabilité du maraîchage. Lorsqu’elles contractent un crédit qu’elles ne peuvent pas rembourser, les femmes s’endettent auprès de tiers pour honorer leurs engagements et préserver leur réputation. Elles le font afin d’éviter une convocation à la police ou à la gendarmerie. Bien que cette pratique soit illégale au Sénégal, elle est rendue possible par des arrangements et des gratifications envers les forces de l’ordre (Guérin, 2015). Face à cette situation, les femmes préfèrent s’endetter auprès d’une tierce personne plutôt que vis-à-vis de l’institution de microfinance.

Face à l’urgence de rembourser mon prêt, j’ai contracté une dette auprès d’un commerçant à Fatick. En échange, je me suis engagée à lui vendre mes sacs d’oignons et de pommes de terre à un prix avantageux. (Entretien biographique réalisé avec une maraîchère, village de Bicole, le 15/09/2021)

38Ainsi pour diversifier leurs sources de revenus et augmenter leur production, les femmes déploient diverses stratégies pour financer leurs activités. Les données de terrain collectées auprès de différentes organisations féminines révèlent des stratégies variées.

3.1. Stratégies féminines d’accès au financement : entre logiques de survie et d’autonomisation

39Pour poursuivre leurs activités, les femmes adoptent des stratégies diversifiées de recherche de financement. Chez les femmes des groupements étudiés de Saint-Louis et Fatick, l’accès au financement relève d’enjeux multiples. Pour celles de la région de Fatick, le financement d’activités agroécologiques répond à des logiques de survie qui s’inscrivent dans le cycle de vie des femmes. Les plus âgées (60 ans et plus) s’activent dans le maraîchage pour disposer de revenus complémentaires qui leur permettent de couvrir leurs dépenses de santé en guise d’assurance vieillesse. Pour les plus jeunes (moins de 45 ans), la recherche de financement vise plutôt à diversifier les activités génératrices de revenus. Elles peuvent investir dans d’autres secteurs (commerce, élevage, etc.) afin d’accroître leurs contributions au sein du ménage.

40À côté de ces logiques de survie, on observe en revanche chez les productrices de riz de la région de Saint-Louis, des stratégies plus politisées d’accès au financement. L’enjeu est de produire en plus grande quantité. Pour cela elles combinent les sources de financement des ONG, de l’État et des institutions de microfinance. En s’appuyant sur les solidarités féminines adossées à des caisses d’autofinancement, elles peuvent présenter des garanties aux banques agricoles pour obtenir des financements qui varient de 5 250 000 francs CFA (environ 7 980 €) à 35 750 000 francs CFA (environ 54 340 €) qui leur permettent d’avoir des intrants agricoles (moissonneuses, batteuses, biopesticides, etc.) et d’utiliser leur pouvoir d’influence auprès des réseaux agricoles et politiques pour avoir plus de surfaces aménagées pour l’agroécologie. Convaincues de l’interdépendance entre la politique et le développement de l’agriculture, elles n’hésitent pas à rechercher l’appui des acteurs influents dans les différents régimes au pouvoir.

41Pour les femmes transformatrices de fruits de Ziguinchor, les stratégies d’accès au financement privilégient l’insertion dans des réseaux féminins locaux ciblés par les financements des ONG internationales dans des logiques d’expansion de marché. En outre, les femmes qui sont présentes dans les unités de transformation de fruits et légumes de la région de Fatick recherchent l’accréditation de leurs produits par les agences dédiées de l’État et l’obtention du code FRA. Cela les conduit à s’engager également en politique pour faciliter leur accès au financement destiné à l’industrie agroalimentaire et à la petite mécanisation agricole (moulin par exemple).

42Toutes ces stratégies sont porteuses de logiques d’accaparement des ressources dans le domaine agricole (subventions d’engrais biologiques, de matériels agricoles). Elles ne sont pas dépourvues d’enjeux de pouvoirs entre les groupements féminins selon les profils et les positions de leurs membres. Les femmes qui dirigent des réseaux de groupements féminins peuvent cumuler les sources de financement agricole et s’inscrire dans des parcours d’autonomisation au niveau personnel ainsi que de leur exploitation. Mais encore faut-il qu’elles soient connectées à des réseaux de financement institutionnel (Banque agricole, programme de l’État, partenaires de la coopération et organisations paysannes). C’est, par exemple, le cas d’un collectif de présidentes de groupements féminins de la commune de Ziguinchor, qui se sont appuyées sur les réseaux de femmes productrices de la Casamance pour obtenir un financement de 5 000 € de la coopération pour financer leurs démarches d’obtention du code FRA. Or pour les simples membres des groupements souvent soumis à l’arbitrage des dirigeantes, les sources de financement alors dominées par les logiques communautaires (tontine, réseau familial, religieux, etc.) demeurent aléatoires.

3.2. L’autonomisation des initiatives féminines d’agroécologie sous contrainte

43Pour saisir les effets de l’accès au financement sur l’autonomisation des femmes, il est nécessaire de compléter le questionnement par l’accès au marché. Le financement des périmètres maraîchers fournit aux femmes les ressources de base (terre, eau, intrants, formations, etc.) pour une production de qualité avec une valeur ajoutée sur le marché (fruits et légumes biologiques, durée de conservation, etc.). Dans le cas de Caritas, l’ONG appuie la commercialisation en finançant le transport des femmes lors des Journées Caritas ou diverses foires qu’elles organisent chaque année. Elle met en relation les groupements féminins avec une clientèle urbaine désireuse de consommer des produits biologiques notamment pour la pomme de terre vendue à des tarifs préférentiels. Lors de la Journée Caritas 2023 qui s’est tenue à Dakar, les groupements des femmes de la commune de Diarrère ont pu vendre leur production de pommes de terre à 700 francs CFA (1,07 €) le kilogramme, alors que le tarif sur le marché était de 400 francs CFA (0,61 €).

44Mais la majorité des groupements écoulent leurs produits sur les marchés locaux (Niakhar, Diouroup, Touba Nding, Touba Mouride, etc.) situés entre 5 à 8 km des villages. Malheureusement, ces marchés, bien que stratégiques (en bordure de la route nationale), ne sont pas propices à la vente à des prix qui couvrent les coûts du financement. Ils sont fréquemment approvisionnés par les grossistes des grands centres urbains (Mbour et Kaolack) et regorgent de produits bon marché comparés aux produits cultivés localement selon des principes agroécologiques. Les consommateurs sont naturellement enclins à choisir les options les moins onéreuses. Les femmes se voient souvent contraintes d’aligner leurs prix sur ceux de la concurrence, limitant ainsi leurs marges bénéficiaires. Cette situation suggère plusieurs hypothèses. D’abord, un déficit d’information ou de sensibilisation sur les avantages des produits agroécologiques pourrait être en cause. Ensuite, l’absence de labels ou de certifications qui valorisent la qualité de ces produits peut impacter leur reconnaissance sur le marché. Ces facteurs, combinés, limitent la capacité des femmes à réaliser pleinement leur potentiel économique et à s’autonomiser grâce au maraîchage agroécologique.

45Pour les productrices de riz de Ross-Béthio, l’ouverture du marché local par l’État qui promeut, ces dernières années, la politique de l’autosuffisance alimentaire à travers le « consommer local », a permis de trouver un débouché pour vendre le riz de la vallée dans les marchés, les grandes surfaces et les foires. Pour ces femmes, l’enjeu du financement réside dans la capacité à obtenir de plus grandes surfaces aménagées et le drainage de l’eau pour irriguer leurs champs en vue de produire en quantité. En plus des sources de financement étatiques, elles font valoir leur position dans le développement local pour s’assurer le soutien des associations paysannes et rechercher des financements plus importants.

46Les productrices de fruits de Ziguinchor font face à un défi majeur : la commercialisation de leurs produits au niveau national. Bien que l’acquisition d’un code FRA soit une avancée positive, elles sont confrontées à des obstacles liés au transport. Cette difficulté ne se limite pas seulement à l’acheminement des produits vers les marchés, mais englobe également les coûts élevés et la logistique complexe associés au transport de produits périssables sur de longues distances. De plus, elles doivent naviguer dans un réseau de distribution national souvent dominé par de grands producteurs, ce qui rend difficile l’accès à des canaux de distribution plus larges. Ces obstacles liés au transport et à la distribution limitent leur capacité à étendre leur pouvoir commercial et à accroître leur rentabilité.

47Au terme de cette analyse, on peut constater que l’accès au financement ne correspond pas aux mêmes logiques pour les associations féminines. Pour les maraîchères, il traduit les logiques de débrouille et de survie, qui font écho au souci de pérenniser leurs activités et d’obtenir des revenus complémentaires aux initiatives d’agroécologie. Pour les productrices de riz au Nord et de fruits au Sud, l’accès au financement s’inscrit dans des logiques d’expansion et d’accès aux marchés. L’objectif est d’augmenter la taille de leurs exploitations et d’améliorer la qualité de leurs produits pour répondre aux exigences du marché. Ceci implique l’adoption de techniques agricoles plus modernes, l’expansion des superficies, et parfois la transition vers des cultures à plus haute valeur ajoutée. Ces stratégies visent à élargir leur présence sur les marchés locaux et régionaux, renforçant leur position économique dans la chaîne de valeur agricole.

48Il serait difficile de soutenir sans nuance que l’accès au financement est systématiquement synonyme d’autonomisation féminine, bien qu’une élite féminine émerge tant au nord (Saint-Louis) qu’au sud (Ziguinchor), illustrant l’exceptionnalité des parcours d’entrepreneuses agricoles. Elles ont su articuler les besoins en financement de leurs groupements avec les priorités des organisations de développement et des programmes de lutte contre la pauvreté ou d’adaptation au réchauffement climatique. L’émergence de cette élite se réalise dans des conditions spécifiques. Ces entrepreneuses agricoles ont très vite compris la nécessité de combiner diverses sources de financement (ONG, État, banques, institutions de microfinance, etc.) à des réseaux de soutien, ou à des compétences particulières pour s’autonomiser.

Conclusion

49Cet article a permis de montrer les limites de l’accès au financement sur la durabilité des initiatives féminines de transition agroécologique. Les résultats montrent qu’en dépit de la faible prise en considération de l’agroécologie dans les politiques agricoles, le financement par les ONG facilite l’engagement de groupements de femmes dans la transition agroécologique. Cependant, les femmes sont enclines à diversifier leurs activités et sources de financement au détriment de la pérennisation de ces initiatives agroécologiques. Entre logiques de survie et d’autonomisation, celles qui y arrivent sont obligées de cumuler différentes sources de financement et de développer leurs activités agricoles en dehors des pratiques agroécologiques. L’objectif demeure l’atteinte de l’autosuffisance alimentaire pour leur famille et l’autonomisation des activités économiques pour elles-mêmes et leurs groupements féminins.

50À bien des égards, le financement des ONG constitue une bonne amorce pour engager les femmes dans la transition agroécologique, ces dernières ont besoin d’être accompagnées dans la durée pour s’inscrire dans de véritables dynamiques d’autonomisation de leurs pratiques agroécologiques. Cela suppose de considérer l’accès au financement de manière pérenne comme un maillon important d’un ensemble qui a besoin d’être soutenu par des politiques publiques ciblées sur la transition agroécologique. Celles-ci devraient prendre en compte la question du financement de façon globale, en y intégrant les questions d’accès au marché et les dépenses d’investissements associées à la transition agroécologique. Le manque d’infrastructures pour passer d’une économie à petite échelle à une économie à grande échelle, l’absence de magasin de stockage et de marchés dédiés aux produits agroécologiques sont autant d’éléments interconnectés.

51La pérennité des initiatives féminines de transition agroécologique dépend fortement de facteurs économiques. Il s’agit d’assurer dans la durée un revenu suffisant et donc d’identifier les sources de financement (via le marché, les soutiens publics ou d’autres sources). Des études menées en Côte d’Ivoire et dans d’autres localités de la région de Fatick (Dugué & Simon, 2016 ; Kouakou, 2020) ont montré que la rentabilité économique de l’agroécologie est essentielle à sa durabilité. Il est crucial que les revenus générés couvrent les coûts opérationnels, compte tenu de l’effort requis pour une production agroécologique.

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